Ce récit , comme celui des
sauterelles ( voir le calendrier en date du 12 décembre ) a été
publié en 1873 , et fait partie des" lettres de mon moulin"
Il a été écrit par Alphonse Daudet (1840 -1897)
Voici la première partie de ce récit intitulé
Les
Oranges

À Paris, les oranges ont
l’air triste de fruits tombés ramassés sous l’arbre. À l’heure où
elles vous arrivent, en plein hiver pluvieux et froid, leur écorce
éclatante, leur parfum exagéré dans ces pays de saveurs tranquilles,
leur donnent un aspect étrange, un peu bohémien. Par les soirées
brumeuses, elles longent tristement les trottoirs, entassées dans
leurs petites charrettes ambulantes, à la lueur sourde d’une
lanterne en papier rouge. Un cri monotone et grêle les escorte,
perdu dans le roulement des voitures, le fracas des omnibus:
— À deux sous la Valence !
Pour les trois quarts des
Parisiens, ce fruit cueilli au loin, banal dans sa rondeur, où
l’arbre n’a rien laissé qu’une mince attache verte, tient de la
sucrerie, de la confiserie. Le papier de soie qui l’entoure, les
fêtes qu’il accompagne, contribuent à cette impression. Aux
approches de janvier surtout, les milliers d’oranges disséminées par
les rues, toutes ces écorces traînant dans la boue du ruisseau, font
songer à quelque arbre de Noël gigantesque qui secouerait sur Paris
ses branches chargées de fruits factices. Pas un coin où on ne les
rencontre. À la vitrine claire des étalages, choisies et parées; à
la porte des prisons et des hospices, parmi les paquets de biscuits,
les tas de pommes; devant l’entrée des bals, des spectacles du
dimanche. Et leur parfum exquis se mêle à l’odeur du gaz, au bruit
des crincrins, à la poussière des banquettes du paradis. On en vient
à oublier qu’il faut des orangers pour produire les oranges, car
pendant que le fruit nous arrive directement du Midi à pleines
caisses, l’arbre, taillé, transformé, déguisé, de la serre chaude où
il passe l’hiver, ne fait qu’une courte apparition au plein air des
jardins publics.
Pour bien connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles,
aux îles Baléares, en Sardaigne, en Corse, en Algérie, dans l’air
bleu doré, l’atmosphère tiède de la Méditerranée. Je me rappelle un
petit bois d’orangers, aux portes de Blidah; c’est là qu’elles
étaient belles ! Dans le feuillage sombre, lustré, vernissé, les
fruits avaient l’éclat de verres de couleur, et doraient l’air
environnant avec cette auréole de splendeur qui entoure les fleurs
éclatantes. Çà et là des éclaircies laissaient voir à travers les
branches les remparts de la petite ville, le minaret d’une mosquée,
le dôme d’un marabout, et au-dessus l’énorme masse de l’Atlas, verte
à sa base, couronnée de neige comme d’une fourrure blanche, avec des
moutonnements, un flou de flocons tombés.
Une nuit, pendant que
j’étais là, je ne sais par quel phénomène ignoré depuis trente ans
cette zone de frimas et d’hiver se secoua sur la ville endormie, et
Blidah se réveilla transformée, poudrée à blanc. Dans cet air
algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de nacre.
Elle avait des reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau,
c’était le bois d’orangers. Les feuilles solides gardaient la neige
intacte et droite comme des sorbets sur des plateaux de laque, et
tous les fruits poudrés à frimas avaient une douceur splendide, un
rayonnement discret comme de l’or voilé de claires étoffes blanches.
Cela donnait vaguement l’impression d’une fête d’église, de soutanes
rouges sous des robes de dentelles, de dorures d’autel enveloppées
de guipures…