Les Sauterelles souvenir du Sahel dans les « Lettres de mon moulin »
d’Alphonse Daudet en 1869.
L’auteur admire la fertilité des terres mais bien vite arrive le
sirocco et avec lui
une nuée de criquets détruisant tout sur son passage.

Vol de criquets en Algérie

"....On allait se lever de table. Tout à coup, à la porte-fenêtre, fermée
pour nous garantir de la chaleur du jardin en fournaise, de grands
cris retentirent : " Les criquets ! les
criquets ! "
Mon hôte devint tout pâle comme un homme à qui on annonce un
désastre, et nous sortîmes précipitamment. [...]
Mais où étaient-elles donc, ces terribles bêtes ? Dans le ciel
vibrant de chaleur, je ne voyais rien qu’un
nuage venant à l’horizon, cuivré, compact,
comme un nuage de grêle, avec le bruit d’un vent d’orage
dans les mille rameaux d’une forêt. C’étaient les
sauterelles. Soutenues
entre elles par leurs ailes sèches étendues, elles volaient en
masse, et malgré nos cris, nos efforts, le
nuage avançait toujours, projetant dans la
plaine une ombre immense. Bientôt il arriva au-dessus de nos têtes ;
sur les bords on vit pendant une seconde un
effrangement, une déchirure.
Comme les premiers grains d’une giboulée, quelques-unes se
détachèrent, distinctes, roussâtres ; ensuite toute la nuée creva,
et cette grêle d’insectes tomba drue et
bruyante. À perte de vue les champs étaient
couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt.
Alors le massacre commença. Hideux murmure d’écrasement, de
paille broyée... Avec les herses, les pioches, les charrues,
on remuait ce sol mouvant ; et plus on en
tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient
par couches, leurs hautes pattes enchevêtrées ; celles du dessus
faisant des bonds de détresse, sautant au nez des chevaux attelés
pour cet étrange labour. Les chiens de la
ferme, ceux du douar, lancés à travers
champs, se ruaient sur elles, les broyaient avec fureur. À ce
moment, deux compagnies de turcos, clairons en tête,
arrivèrent au secours des malheureux colons,
et la tuerie changea d’aspect. Au lieu
d’écraser les sauterelles, les soldats les flambaient en
Répandant de longues tracées de poudre.
Fatigué de tuer, écœuré par l’odeur infecte, je rentrai. À
l’intérieur de la ferme, il y en avait
presque autant que dehors. Elles étaient entrées
par les ouvertures des portes, des fenêtres, la baie des
cheminées. Au bord des boiseries, dans les
rideaux déjà tout mangés, elles se
traînaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs blancs avec une
ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours
cette odeur épouvantable. À dîner, il fallut
se passer d’eau. Les citernes, les bassins, les puits, les viviers,
tout était infecté. Le soir, dans ma chambre,
où l’on en avait pourtant tué des quantités, j’entendis encore des
grouillements sous les meubles, et ce craquement d’élytres
semblable au pétillement des gousses qui
éclatent à la grande chaleur. Cette nuit-là non plus je ne pus pas
dormir. D’ailleurs autour de la ferme tout
restait éveillé. Des flammes couraient au ras du sol d’un bout à
l’autre de la plaine. Les turcos en tuaient
toujours.
Le lendemain, quand j’ouvris ma fenêtre comme la veille, les
sauterelles étaient parties ; mais quelle ruine elles avaient
laissée derrière elles ! Plus une fleur, plus
un brin d’herbe, tout était noir, rongé, calciné. Les bananiers, les
abricotiers, les pêchers, les mandariniers, se
reconnaissaient seulement à l’allure de leurs branches
dépouillées, sans le charme, le flottant de
la feuille qui est la vie de l’arbre. On
nettoyait les pièces d’eau, les citernes. Partout des laboureurs
creusaient la terre pour tuer les œufs laissés par les insectes.
Chaque motte était retournée, brisée
soigneusement. Et le cœur se serrait de voir les
mille racines blanches, pleines de sève, qui apparaissaient
dans ces écroulements de terre fertile."....
